L’idée ne vient pas de nulle part.
Je la suis depuis un certain temps déjà et sa trace me mène loin, très loin, très en arrière dans le temps. Elle s’est probablement forgée dans mon esprit à partir de mes lectures d’enfance, de la main de Jules Verne, d’Emilio Salgari, de Henry de Monfreid, inoubliables… Suivant leurs traces, j’ai vite découvert que cette même idée a marqué mes premiers pas d’adulte précoce et m’a permis d’échapper à un foyer étouffant et à un père autoritaire, à l’époque catholique ultra-orthodoxe, psycho-rigide, toujours prêt à brandir sa ceinture de cuir dur pour appliquer ses punitions en marquant ma chair à coups de fouet. Et donc, fuyant ces tristes circonstances, j’ai commencé mon voyage comme un adulte précoce et à l’âge de quatorze ans, j’ai embarqué comme cuisinier à bord du M/V Caroline, un vieux navire marchand construit en Allemagne à la fin des années 1930 pour transporter des troupes et des fournitures militaires pour la guerre à venir, mais qui à cette époque, lorsque j’ai embarqué à son bord, battait déjà pavillon chypriote et était engagé dans des activités moins guerrières. De là certainement l’idée – d’où sinon ?

L’auteur de ce blog, au début des années soixante-dix du siècle dernier. Photo de l’album de famille.

Atlantique Nord, le 20 juillet 2018, à bord du Kif Kif. Photo prise par l’auteur évoquant ce navire marchand, le M/N Caroline, à bord duquel il est arrivé au port de Staten Island, New York (USA), au début des années 70. Dans les archives de quelque journal local, il doit y avoir des traces de ce marin de 14 ans à la barre d’un navire marchand de soixante-quatre mille tonnes…
Plus tard, d’autres auteurs ont rempli ma tête de rêves : Joshua Slocum, Bernard Moitessier, Vito Dumas… Je ne pense pas que Chichester et Knox-Johnston aient laissé beaucoup d’écrits, pas plus qu’Eric Tabarly, avec qui j’ai eu l’occasion de naviguer, une fois, à bord du côtre classique Jolie Brise dans la baie de Brest, mais ses exploits m’ont également marqué…
Un jour, soudainement, sans crier gare, une nouvelle série de facteurs totalement fortuits a précipité l’idée et l’a cristallisée, lui donnant une forme physique, une place dans l’espace temporel. Et c’est ainsi que le projet Kif Kif, qui tire son nom d’un voilier en plastique trouvé sur Internet et négocié à un très bon prix, a commencé à prendre forme en 2017. Il s’agit d’un modeste engin flottant en fibre de verre et en résine, de dix mètres de long et de deux mètres soixante-dix-neuf centimètres de large, construit en 1972 dans un chantier naval du Devon, en Angleterre, d’après les plans du célèbre architecte néerlandais Ericus Gerhardus Van de Stadt portant le prétentieux nom de série Seacracker 33.

Plan longitudinal du Seacracker 33 conçu par Van de Stadt.
D’autres éléments conceptuels de l’idée.
Depuis plus de cinquante ans que je navigue, j’ai certainement accumulé quelques milliers de milles nautiques à mon sillage. Cette somme ferait peut-être plusieurs fois le tour du globe… Cinq… ? Plus… ? Moins… ? Quelle importance ? Le fait est que je n’ai jamais navigué l’Océan Indien ; je n’ai jamais fait un seul tour complet de la planète et je pense qu’il est temps d’y remédier. À mon âge, le laisser pour plus tard serait le laisser pour jamais, et jamais c’est déjà trop tard.
